Chapitre XV
Il n’y avait heureusement pas grand monde sur les quais de la station phoquière lorsque Lien Rag fit avancer le cotre des rails en direction du sas-écluse. Ce dernier se trouvait à l’est et il n’était pas sévèrement contrôlé. Ils suivirent un gros phoquier à trois mâts qui allait livrer des peaux et de l’huile sur la Glace Ferme.
— Il faudra bien mettre à la voile, murmura Lien. Avec le moteur nous ne ferions que la moitié du parcours et encore.
Dans le poste de pilotage il régnait une douce chaleur et la perspective de sortir pour hisser les voiles ne l’enthousiasmait pas. Il faisait une drôle de tête sous son maquillage noir et Leouan ne pouvait s’empêcher de rire. Ils étaient facilement sortis de l’hôtel puis de la station pour suivre le tunnel translucide conduisant à la station phoquière. On l’avait pris pour Eloise et on ne s’apercevrait pas de leur fuite avant des heures. Eloise avait promis d’orienter les recherches dans une fausse direction.
— Tu dois programmer ton schéma directeur de route. Il y a des voies réservées aux voiliers du rail. Les plus rapides sont prioritaires évidemment. Si tu es talonné tu dois trouver au plus vite une voie de garage.
— Je me demande si je saurais arrêter un tel engin, dit Lien.
Leur chance fut une voie entièrement libre sur des kilomètres et leurs nombreuses fausses manœuvres ne tirèrent pas à conséquence, même lorsque le cotre des rails, trop voilé, pencha terriblement sur ses bogies de droite et qu’il donna l’impression qu’il allait basculer.
Il réduisit la grand-voile, ne hissa qu’un seul foc. L’engin avança à dix nœuds à l’heure ce qui leur parut déjà énorme mais il était « lège » et aurait pu avec un équipage plus expérimenté atteindre les quinze nœuds.
— Nous avons environ deux mille kilomètres à parcourir. Une centaine d’heures. Tu crois que la nuit…
— Nous veillerons à tour de rôle, annonça-t-il.
— Ça s’appelle prendre un quart ?
— Exactement.
Vers le soir, le vent forcit et il dut sortir sur le pont pour diminuer encore la surface de la grand-voile et changer le foc pour un plus petit. Il trouva du thé chaud à son retour avec de l’alcool de sucre et des galettes. Le radar, une heure plus tard, signala un obstacle à l’avant et il s’affola. C’était un très gros phoquier, pansu, qui naviguait toutes voiles dehors sur ses trois mâts mais devait être lourdement chargé.
— Normalement il doit te laisser passer, dit Leouan.
Mais l’équipage ne faisait pas mine de changer de voie. Pourtant ils avaient eu plusieurs voies de garage à leur disposition. Un signal de haute fréquence codé suffisait à déplacer l’aiguille.
— D’accord, dit Lien, c’est moi qui vais passer par la prochaine voie qui sera assez longue pour me le permettre.
— Ce sera imprudent, non ?
— Nous avons juste besoin d’un kilomètre.
Dès qu’ils furent sur la voie de garage il sortit sur le pont et déploya la grand-voile, mit un autre foc. Ils remontèrent le gros phoquier sur son tribord et aperçurent des gabiers, emmitouflés dans des fourrures énormes, qui leur faisaient des signes désespérés. Mais Lien tint bon.
— C’est du bluff ! Mais ils seront bien obligés de ralentir pour nous céder le pas.
L’aiguillage de sortie approchait et la voie de garage ne faisait pas le kilomètre deux cents annoncé par les Instructions Ferroviaires. Lien ressortit pour déployer un autre foc en toute hâte et ils gagnèrent une centaine de mètres sur l’énorme phoquier dont les haubans gainés de glace et les voiles énormes sifflaient dans le vent puissant.
— Ils vont mettre en panne, oui, jura Lien en retournant dans le poste de pilotage. Ils pensent que nous n’aurons pas la priorité sur le système de commande.
Entre un convoi roulant sur la voie principale et un autre désirant sortir d’une voie de garage l’électronique choisissait toujours le premier, sauf s’il avait au moins deux cents mètres de retard sur le second et roulait moins vite. Il y avait aussi une question de taille et de poids. Le cotre des Rails pouvait passer l’aiguillage en une seconde, le phoquier en mettrait cinq.
Ce fut juste, mais ils passèrent. Dans les vapeurs glacées de la nuit, ils virent les feux du phoquier si près qu’ils crurent que jamais l’aiguillage ne leur serait favorable. Pourtant il y eut le couinement de voie libre ainsi que le feu vert sur le tableau de bord. Derrière eux les gabiers du phoquier couraient comme des fous pour libérer les écoutes et faire faseyer les voiles pour ralentir l’erre. Ils durent aussi lancer leurs moteurs car les roues multiples arrachèrent des gerbes d’étincelles. Mais bientôt ils le perdirent de vue et foncèrent dans la nuit à près de quinze nœuds.
— Vaudra mieux éviter de lambiner, dit Lien. Il va essayer de nous retrouver et de nous talonner. Il peut nous expédier en dehors de la voie sans même en souffrir.
Il assura le premier quart mais dut remonter sur le pont pour réduire la voilure et prendre une voie de garage. Un voilier des rails plus léger exigeait le passage. Comment avait-il fait, celui-là, pour doubler le phoquier récalcitrant ? Il trouva la voie de garage mais dut utiliser le moteur pour freiner puis pour repartir, ce qui réveilla Leouan.
— Va dormir, tu es mort de fatigue.
Il hésitait.
— Tu crois que…
— Serais-je incapable de gouverner ce cotre ?
Il alla s’allonger dans la petite cabine mais ne put s’endormir à cause des craquements insolites, des sifflements, des frottements. Les roues semblaient tourner très vite et parfois il y avait des secousses significatives. Le cotre des rails penchait à la gîte. Trop de toile. Leouan aurait dû monter sur le pont réduire.
Mais il s’endormit et au réveil constata avec effroi qu’il faisait jour et que Leouan avait largement entamé son propre quart.
Elle était radieuse, frémissante et le cotre naviguait vent arrière, ses voiles déployées comme des ailes.
— C’est un oiseau et nous frôlons les vingt-deux nœuds, presque quarante kilomètres. Nous avons déjà rattrapé quatre voiliers très lourds qui se sont déroutés sans difficulté. Je crois que dans le tas il y avait un « navire » garde-côtes. Nous avons effectué quatre cent cinquante kilomètres, presque le quart.
— Va te coucher.
— Pas encore, c’est trop exaltant. Tu nous fais quelque chose de chaud ?
Il prépara une soupe prise dans la réserve réfrigérée par l’air ambiant, de la viande tendre, peut-être de bébé phoque. Elle ne paraissait pas trop huileuse. Il apporta le plateau à la jeune femme qui dévora.
— On devrait le garder, aller en Compagnie de la Banquise avec lui.
— En dehors de la banquise, je crois qu’ils sont interdits sur les réseaux importants. Il faudrait se renseigner.
— Lorsque je reviendrai chez moi je ferai des pieds et des mains pour convaincre le Conseil révolutionnaire que c’est notre avenir.
Dans la journée le vent se calma un peu et il trouva une autre voile à ajouter, une sorte de demi-ballon assez léger que l’on utilisait au vent arrière. Les loueurs avaient eu le soin de fournir un manuel très explicite sur l’utilisation des voiles. Le gros foc ballon s’enfla d’un coup et la vitesse remonta aussitôt.
— Je crois que le vent tourne, dit Leouan lorsqu’elle termina son quart en fin d’après-midi. Il vient de côté. Il faut dire que le réseau amorce une très grande courbe, insensible pour l’œil mais en trente ou quarante kilomètres nous nous retrouvons cap au nord-est. Il faut retirer le foc ballon et resserrer la voilure.
Sur le pont le froid était inhumain, peut-être moins soixante ; grâce à sa combinaison et la fourrure d’Eloise il n’en souffrait pas, mais les manœuvres étaient plus lentes. Soudain il y eut un claquement sec et la grand voile changea de bord à toute vitesse. Il n’eut que le temps de se coucher sur le pont qui s’inclinait dangereusement à la verticale. Il roula sur lui-même, essaya de se raccrocher au bastingage mais il ne put y parvenir et fut brutalement éjecté entre les voies. Il se mit dans la position du fœtus et tourbillonna sans trop de mal mais cogna quand même avec son épaule contre une balise qui dépassait de trente centimètres, et soudain eut une impression de brûlure. Il sut tout de suite que l’air glacé pénétrait par une déchirure de la combinaison et certainement de la fourrure. Il ne pensa plus qu’à ça, posa sa main sur son épaule. Le froid diminua mais quelque chose coula dans sa combinaison, du sang. Le bourdonnement de l’air l’avertit à temps et il s’écarta d’un gros phoquier qui courait toutes voiles dessus dans un grondement continu. Il y en avait d’autres et il traversa les voies pour rejoindre des rails de garage.
Il savait qu’il n’avait qu’une chance sur cent d’en réchapper. Le temps de réagir et le cotre avait dû effectuer plusieurs kilomètres. Leouan l’immobiliserait sur une voie de garage mais dans combien de temps ? De toute façon elle ne possédait pas assez de technique ni de connaissance ferroviaire pour faire demi-tour et venir le chercher. Et lui-même ne pourrait jamais effectuer une si longue distance en marchant, peut-être sept, dix kilomètres.
C’est pourtant ce qu’il entreprit en pressant fortement sa main gainée de tissu isotherme sur la déchirure, mais le froid parvenait à pénétrer et le faisait souffrir. Le muscle allait geler, l’articulation aussi. Il y aurait des dommages irréparables. Pourtant il continuait d’avancer. Il atteignit le bout de cette voie de garage, décida d’aller jusqu’à l’autre sans s’arrêter.